Par le plus grand des hasards, j’ai croisé Yanzi ZHANG en avril de cette année, à Pékin, au vernissage d’une exposition, et le soir même, elle m’a invité avec enthousiasme dans son atelier. Une longue conversation, ayant durée jusqu’à tard dans la nuit, m’a convaincu que nous jetions le même regard sur le processus de la création et sur ses racines spirituelles – non seulement en tant que femmes chinoises de la même génération, qu’en tant qu’artistes femmes. Selon moi, à travers ses nombreuses séries de créations sublimes, elle a inventé son propre langage artistique. Je dois dire qu’elle est, peu à peu, devenue une experte dans l’art d’alléger les fardeaux du passé et du présent, révéler les cicatrices, les fêlures et les panser. Est-ce une thérapie? Je ne pense pas que ce soit si simple. De nos jours, il existe trop de façons de guérir les blessures, notamment en Chine. Il est bien connu que les divertissements kitsch sont partout. Utiliser l’art dans un but catharco-thérapeutique est probablement considéré comme le choix le moins sage, le plus ardu et même le plus dangereux. Souvenez-vous de Nerval, de Rothko, de Van Gogh, de Basquiat, d’Hemingway, de Yasunari Kawabata ou encore de Haizi ... La liste des suicides dans l'histoire de la littérature et de l'art est innombrable. Ce danger-là, Beidao l'a vu. Les artistes comme Yanzi ZHANG ne peuvent y être insensibles, évidemment. Il y a un proverbe chinoise qui dit : « nous savons qu'il y a des tigres dans les montagnes, mais nous y allons quand même ». Cela illustre parfaitement la métaphore poétique du « danger dans l'art ». L’artiste a toujours été un ascète, et exercé dans le même temps une profession à grand risque. Il n'y a ni la luminosité des rayons de l’aurore, ni la simplicité de la soi-disant guérison légendaire.
C’est en réalité plus qu’une simple responsabilité, car il a besoin d’un courage énorme empli de sincérité et de persévérance. Il n'y pas de moyen d’esquiver la quête de ces qualités. Prenons l’exemple de l’artiste féministe française Niki de Saint Phalle : elle a essayé de guérir son enfance toute sa vie ; elle a passé toute sa vie à faire ses adieux à l’enfance à travers sa création artistique, sa grande persévérance et sa volonté. Il est loisible de citer, à ce propos, un dicton bien connu d’Alfred Adler, le célèbre psychanalyste européen : « les gens chanceux ont toute leur vie été protégés et guéris par leur enfance, mais les malheureux doivent toute leur vie être protégés pour guérir de leur enfance. » Cependant, la chance et la malchance d'Adler sont en fait des concepts très relatifs. Parce que, à l’inverse de Saint Phalle, qui avait subi toute sa jeunesse les agressions sexuelles de son père, la plupart d'entre nous ont eu de la chance. Mais cela ne signifie pas que les personnes chanceuses ne peuvent pas être d’excellents artistes comme elle. Par exemple, Rothko et Van Gogh, qui ont une enfance heureuse, ont bien réussis artistiquement. Mais ce qui est dramatique c'est qu’ils ont eu une vie misérable et tragique à la fin. Est-ce simplement parce qu'ils souffraient d’alcoolisme ou de dépression ? Ou est-ce à cause de raisons extérieures et sociales ? Ou encore, est-ce dû à leur condition d’artistes ? Le dernier point peut être justement le « danger » évoqué par notre grand poète Beidao. Et du coup, le point essentiel, qui est important ici, est évidemment « l’équilibre ».
L'artiste serait donc une sorte de personne qui « fonctionne dangereusement en équilibre et trouve son équilibre dans le danger ». Le risque de manquer d’ « équilibre » est mortel, et expose à une longue chute. L’équilibre qui manque de « danger » est uniquement médiocre. Niki de Saint Phalle a passé toute sa vie à révéler ses cicatrices. Elle a peint, sculpté et a écrit ... jusqu'au jour où elle s'est finalement réconciliée avec elle-même, face à elle-même et au destin. Ce qu’il s’est passé en elle devait forcément être imprévisible et dangereux, puisqu’un petit moment d’inattention aurait suffi à lui faire perdre tout contrôle et à la faire chuter, prématurément, jusqu'à la fin de sa vie. Pendant près d'un demi-siècle, son thème de prédilection était la violence domestique, la discrimination de genre et le féminisme. Donc, bien que cette artiste soit infortunée et intimement malheureuse, du point de vue de sa carrière, elle peut être perçue comme favorisée. Grâce à son « traumatisme d’enfance », il a été évident pour elle de trouver la clé lui permettant d’ouvrir la porte de son propre univers créateur. Alors, à quoi sont confrontés d'autres artistes, épargnés par le destin durant leur enfance ? Vont-ils devoir inventer un « traumatisme » pour pouvoir réaliser leur soi-disant « guérison » ? Et ensuite être en mesure de trouver un langage leur permettant de « maintenir l'équilibre » ? Alors, prêtons attention au témoignage de Yanzi ZHANG elle-même: « Franchement, au début, je faisais seulement attention à moi-même, à mon bonheur, à ma douleur, à mon corps, à mon esprit ... mais après avoir communiqué avec certains publics, j'ai été profondément émue. J'ai vu leurs larmes. Je ne pouvais pas croire que j'avais cette capacité. Je crois que cela vient d'un endroit mystérieux. J'ai commencé à penser à d’autres personnes que moi-même ». Ce témoignage date de son exposition à New York, en 2017. À cette époque, elle venait d’exposer sa série d’œuvres nommée « Douleur et arrêt de douleur », composée de gazes, d'autocollants analgésiques, de lits de malades, de pilules et de médicaments chinois... Mais sachez qu’au tout début de sa carrière, elle ne faisant que des peintures chinoises traditionnelles, et des peinture à l'encre légèrement améliorées. Bien qu'elle ait eu un certain succès, elle n’était pas tout à fait satisfaite de ce qu’elle produisait. De nature rebelle, elle a commencé à explorer d’autres manières, à employer d’autres matériaux et à inventer d’autres langages, tout au long de ses études de Master.
Après des années d'exploration, elle a créé plusieurs séries expérimentales, jouant sur la force de traction. Elles sont principalement organisées en deux parties : l’une est constituée de la série « Guérison », avant l'épidémie de la Covid, et l'autre comprend les séries intitulées « L’identité » et « Philosophie de la vie », réalisées pendant et après l’épidémie. Toutes ces œuvres peuvent être catégorisées en fonction de thèmes et de périodes, mais elles sont également connectées les unes aux autres de manière logique, selon un principe de causalité. Depuis sa pratique de la peinture traditionnelle chinoise, qui s’inspire de la spiritualité utopique de Yuanming TAO, en passant par les projections, jusqu’au fait de s’intéresser émotionnellement à toutes sortes de personnes autour d’elle, les créations artistiques de ZHANG Yanzi semblent sans cesse se dépasser, même si elles font retour, à chaque fois au thème de la « Guérison », y compris dans les séries les plus récentes : « Peau peinte », « Journal du masque », « Mille pas permanents », « Carpe Diem » et « Esprits collectifs »… Même si ces œuvres laissent place moins à l’expression de la compassion et de la sensibilité, qu’à celle de la colère, de la peur, de l’impuissance et du trouble. Le "changement d’inchangé" dont fait preuve Yanzi ZHANG me rappelle une formule du célèbre philosophe français Jacques Derrida dans Foi et Savoir : « la déconstruction a toujours été une technique d’étude de soi et de mouvement ». Derrida postule que le mouvement d’auto-déconstruction n'est pas tant « le démontage et la destruction » qu’une tentative de reconstruction d'une plus grande dimension. À travers la pensée et la réflexion artistique de Yanzi ZHANG, nous pouvons scander des moments clés : lorsqu’elle a été confrontée à maladie et à la mort de ses proches au début du millénaire et pendant l’épidémie de la Covid, lorsqu’elle a découvert le discours de Trump aux États-Unis et les réactions du peuple américain, lorsqu’elle a vu s’embraser les relations internationales… À ce titre, la « théorie de la déconstruction » s’est profondément accomplie dans sa création artistique. Cet « auto-mouvement » traverse l'histoire de l'époque et l’histoire des individus, qu’ils soient passifs ou actifs. Et, l’Actif est justement et précisément ici cet « Équilibre dangereux » dont on parle.
Yanzi ZHANG a commencé à théoriser et à essayer de résoudre des apories conceptuelles à partir des années 2000. Je crois qu'elle a beaucoup espéré qu'elle pourrait manifester ces confits, à des degrés divers, dans ses œuvres. Cependant, elle ne semble pas avoir trouvé une méthode et une manière plus satisfaisante que celle de « l'Équilibre Dangereux ». Il est certain que tant que les conflits et les oppositions du monde dans lequel nous vivons n'ont pas été efficacement résolus, l'artiste continuera d'en faire les sujets de ses créations, s'efforcera de tenter de résoudre l’enchevêtrement inextricable des contradictions et d’en sortir. La vie tire son origine d’un paradoxe et d’une fatalité. C’est uniquement lorsque l’on est face à l'autre, en réduisant et supportant « l’Équilibre des chacun » par différentes méthodes, que nous pouvons éviter de ne pas disparaître, avalés par la vie. Ce que j'admire et que j'aime le plus, c'est la série de gazes de Yanzi ZHANG. Cet ensemble d'œuvres peut être considéré comme un chef-d'œuvre de l'art contemporain chinois, peu importe le matériel ou les techniques employées. Ce long rouleau de vie dessiné par le cinabre sanglant sur la gaze, utilisée comme représentation d’un bandage traumatique, compose et fait résonner une chanson lyrique à la voix étouffée, portée par un symbolisme fataliste et une métaphore visuelle. C'est comme une vision panoramique de la collision, du combat, de la rencontre ou de la séparation entre différentes cultures et civilisations, entre la tradition et la modernité, entre des personnes et d’autres personnes… Cela nous rappelle vraiment un hüzün* culturel.
Depuis l’enfance, Yanzi ZHANG s’est montrée très sensible à la relation entre « le soi » et « l’autre-soi ». Ce qu’illustre très bien son récit intitulé « J’ai mis le stéthoscope de mon père sur mes oreilles et j’ai chanté avec ». Cette conscience inconsciente de l'exploration est également devenue la principale méthode intime de l’artiste, qui a toujours voulu découvrir, connaître et comprendre le monde. Les notions de « soi » et d’ « autre-soi » sont également devenu l'un des principaux thèmes de ses œuvres, et les deux sont souvent échangés et guéris mutuellement l’un par l’autre. Lorsque l'artiste s'est tournée vers une réflexion centrée sur « l'identité personnelle » et les « positions de l'individu dans le temps et l'histoire », la question du « traumatisme et de la guérison » s'est estompée et a occupé une place moindre dans son esprit, jusqu’à progressivement se transformer en un medium de sa création artistique. Cela est également la clé de son cheminement personnel et de l’évolution de sa création. Quant au thème de « l'identité », c'est aussi un problème qui a toujours troublé et embarrassé les occidentaux et les orientaux, notamment les intellectuels chinois de l’ère moderne. C’est un thème qui a toujours été difficile à esquiver et à résoudre pour eux. Lorsque Yanzi ZHANG s’est retrouvée bloquée aux États-Unis pendant l'épidémie, face à l’affolement des chiffres de la contamination, les crises des relations entre les pays et les turbulences de l’Histoire, ses réflexions et ses émotions l’ont parfois déprimée, parfois excitée. Elle a alors affirmé : « Tout cela m'oblige à réfléchir dans l’inquiétude et la confusion, me questionner sur le respect et la discrimination, l'exactitude et l'incorrection, l'identité et l'appartenance »… Elle explore le sens intime d'une vie après avoir éliminé l’aspect et la couleur de sa surface. Ses séries comme « Peau peinte », « Journal du masque », « Mille pas permanents » ont toutes été créées dans l’anxiété et la peur extrême, mais en même temps dans un sentiment de « chagrin » et de mélancolie mêlée : hüzün. À ce moment-là, face au scepticisme et au questionnement de soi, ce n'est plus seulement un problème pour l'artiste, c’est aussi une expérience commune, touchant tout le monde.
Synthétiser les techniques narratives modernes et post-modernes, défier la polarisation schizophrénique de la valeur de la vie de l’être humain qui vit dans différents milieux culturels et le contexte de la société contemporaine, tout cela est un mécanisme d'équilibre fondé sur les traumatismes, et la guérison est devenu un gène culturel de la création artistique de Yanzi ZHANG. Explorer les créations de cette artiste, nous permet également d’explorer plus profondément les questions des sciences humaines et de l’humanité.
Yuhong He, écrit à Paris le 23 juillet 2023
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Biographie de l'artiste
LISTINGS OF POSTERS FOR SOLO EXHIBITIONS(selected)
2010, Walk While Stepping on the Gauze, Shanghai Art Museum
2013, The Remedy, Today Art Museum
2014, The Remedy, PAN - Palazzo delle Arti Napoli
2016, Essence, Hong Kong Museum of Medical Sciences
2017, The Ecstasy, Feefan’s Art
2018, A Quest for Healing: Zhang Yanzi Solo Exhibition,
A Quest for Wellness: Zhang Yanzi Solo Exhibition
Surgeons’ Hall Museums & Museum of East Asian Art (MEAA)
2019, Hormones, Victorian Artists’ Society
2019, Seclusion, Galerie Ora-Ora (H Queen’ s),Hong Kong
2021, Where the Heart Is, Galerie Ora-Ora (Tai Kwun)
Biographie du commissaire de l’exposition